Les enfants de la dalle - Édition 2019
Nous y revoilà, un an plus tard, presque jour pour jour, avec une nouvelle équipe (certains n'ont pas voulu renouveler l'expérience, comment leur en vouloir, au regard de ce qui nous attend), une chose est sûre, la journée va être longue.
Nous serons 4 pour cette édition 2019, Jason, Pauline, Gaëtan et moi (Damien).
Yann et Laurie nous rejoignent la veille sur place pour passer la soirée avec nous, et nous soutenir. Le repas est rapide, les souvenirs de l'an dernier sont vagues, mais l'essentiel est là, tout repos est bon à prendre, car la journée de demain sera longue (et peut être même plus que prévu), alors au lit !
Nous avons finalement changé de stratégie, la météo annonce un grand soleil et entre 25 et 30°C pour l'aprèm, donc nous risquons de cuire ... lentement mais sûrement. Nous avons donc opté pour partir encore plus tôt, réveil 4h, départ 5h, arrivée au pied vers 6h et commencer à grimper à la frontale. Puis faire de la corde tendue sur les longueurs "faciles", 13 longueurs sur les 25, tout ça pour éviter de passer la journée sur la paroi. Puis après 7-8h de grimpe, donc vers 14h, nous devrions être sorti. Enfin, ça, c'est la théorie ....
En pratique, le réveil sonne à 4h, certains pensent "Déjà", d'autres "Ah, enfin", la nuit ne fut ni longue ni confortable, mais il faut se lever, manger un morceau, ranger les tentes, s'équiper et y aller, car on a tous une seule pensée à l'esprit, d'ici ce soir, nous serons au sommet.
4h50, c'est parti pour la marche d’approche à la frontale qui donne le rythme, une bonne heure, assez raide, dès les 200 premiers mètres, et avec tout le matériel pour la journée, ça commence à tirer sur les épaules et les mollets.
Nous identifions rapidement le départ (merci aux souvenirs mais surtout les photos de l'an dernier). Et voilà, 6h, c'est parti, dans environ 1120m et 25 longueurs nous y serons. Pourtant, vu d'en bas, la ligne d'arrivée semble toucher le ciel.
Les premiers pas sur cette grande dalle sont déroutants, surtout à la frontale, on discerne difficilement les prochains spits, les 2 premières longueurs en 5c+ donnent le ton, parfait pour bien se chauffer.
On avance lentement, la faute à l'obscurité et à ces longueurs qui ne se gagnent pas si facilement, puis avec le jour qui se lève doucement, nous nous organisons en corde tendue pour les 3 prochaines longueurs (5b+, 5a+ et 5b).
La première difficulté de la voie apparaît dans la 6ème longueur, en 5c/A0, le A0 étant le premier échelon de difficulté en escalade artificielle, autrement dit, la longueur vaut 5c si on tire au clou (sur la dégaine). En fait il s’agit d’un pas en 6b-dalle juste avant le relais. Ces 2 mètres ressemblent à un miroir lisse de granit, avec quasiment aucune aspérité.
Bref, c'est de la dalle quoi !!
On essaie, peu réussissent du premier coup, on y laisse tous un peu d'énergie mais ça passe.
Les longueurs s’enchaînent, les leaders aussi, en réversible ça va plus vite qu'à 3 l'an dernier, nous en profitons pour installer un bon rythme. Les longueurs, prises une à une ne sont pas si dure, restant majoritairement dans le 5/5sup, mais en tête, 2 points sur 45m, même sur du 3c ça ne fait pas beaucoup, et la chute serait très risquée.
Chaque arrivée à un relais est un soulagement, permet de prendre quelques secondes pour regarder le chemin parcouru et celui qui reste. Quelques secondes seulement, car le sommet est encore loin.
Et puis, cette voie est un classique, presque mythique, certains se préparent et y pensent depuis des mois, d'autres en rêvent depuis des années. Mais nous y sommes. Il faut en profiter, les conditions sont idéales, on a un bon groupe, ça ne peut que bien se passer.
9ème longueur, nouvelle portion de corde tendue, on avale rapidement les 6 longueurs suivantes (5b+, 3c, 5a, 5a+, 5b et 5b). La corde tendue est efficace, on a l’impression de courir sur cette immense dalle, mais le souci c'est qu'il n'y pas de pause pour assurer son partenaire, les 2 grimpent continuellement, et sur cette dalle ou tout repose littéralement sur les pieds, ça commence à se sentir sur les orteils.
Puis 11h30, 15ème longueur, le fameux 6a+ de la grande voie, le soleil commence à bien taper, on y laisse tous un peu d'énergie et on commence à sentir la fatigue qui s'installe, déjà 7h30 depuis le réveil qui sonne, mais toujours avec le sourire.
Au bout d'un moment, c’est davantage l'esprit d'équipe, les encouragements mutuels et l’envie, l'envie d'arriver au sommet, qui nous permettent de continuer. Car il paraît que si l'esprit est motivé, le corps suivra.
Mais si la montagne nous apprend une chose, c'est bien l'humilité. Rester humble face aux éléments. Ne jamais croire que c'est gagné d'avance.
Et finalement qu’est-ce qui fait qu’une voie reste gravée dans la mémoire d’un grimpeur, qu’il s’en souvient des années après sa réalisation, que son corps frissonne en y repensant ? Que les souvenirs reviennent, ces sentiments, ce respect envers cette voie qui ne se laisse pas dompter si facilement. Pour marquer à ce point un grimpeur, tout est question d’histoire, d’interactions et surtout de partage.
Et c'est dans ces moments-là, où la fatigue commence à s’installer dans tous les muscles du corps, où l'esprit et la réflexion commencent à faiblir, le moment où, d'une manière générale, l'ensemble du corps et l'esprit sont fatigués, c'est là, que la vraie personnalité des gens remonte doucement à la surface, c'est à ce moment que nous redécouvrons nos compagnons de cordées, et nous-même.
Nous sommes un peu en retard par rapport à l'horaire prévu, mais qu'importe, nous nous régalons sur cette grande voie. S'ensuivent 3 longueurs que nous aurions dû faire en réversible, 5a/5b+/5c, mais nous nous organisons à nouveau en corde tendue, la motivation est toujours là, et nous le savons, après ça, un petit 3c très aérien puis 2 5sup et les difficultés seront terminées, oui mais comme toutes les autres, ces longueurs se gagnent.
Et voilà la 19ème longueur, Pauline et moi la reconnaissons, nous avons rejoint l'autre grande voie, l'Arrête Est, réalisée il y a quelques semaines, les souvenirs encore frais dans nos mémoires, la ligne d'arrivée n'est plus très loin, 5-6 longueurs et c'est le sommet. Allez, c'est bientôt fini.
Le soleil est de plus en plus haut dans le ciel, et la température augmente, même si quelques nuages judicieusement placés nous permettent de ne pas avoir trop chaud.
22ème relais, nous n'hésitons même pas, une nouvelle fois, on se met en corde tendue, la fatigue se fait de plus en plus sentir, on commence tous à puiser dans nos réserves, mais nous y allons quand même, motivés plus que jamais par la promesse du sommet tout proche.
Et voilà nous passons le 25ème relais, c'est officiellement fini, officieusement, il nous reste encore 150m d'arête. 150m que l'an dernier, nous avions dû faire à la frontale, cette fois-ci, le soleil est encore là, nous continuons donc en corde tendue, et nous avançons, sur cette fine ligne de granit aérienne. 10 cm à gauche, la falaise tombe à pic sur presque 1000m, à droite il doit y avoir 400-500m en dalle, qui descend au pied de la face Sud-Est de la dent d'Orlu.
Bref, après 9h heure de grimpe, il vaut mieux regarder droit devant et rester concentré. Même si nous profitons un maximum de la vue magnifique.
Et finalement, c'est la récompense tant attendue, le sommet, symbolisé par le fameux cairn sommital. Il est 15h45, nous aurons mis 9h30 pour y arriver. Nous aurions sûrement pu faire mieux, mais ce n’est pas un sprint, ça ne l'a jamais été, et l'idée était quand même d'en profiter un maximum.
Nous partageons cette victoire ensemble, autour d'une gorgée de la fameuse "pile plate" de Pauline (pour célébrer mais surtout se donner encore un peu de courage pour le retour). Nous en profitons pour faire une pause casse-croûte, le petit déj étant loin à cette heure-ci.
C'est bien beau d'être arrivé en haut, il nous reste encore à redescendre, mais l'esprit léger "C'est bon, c'est fini". L'an dernier, nous étions d'accord pour dire "Plus jamais", cette année, les propos seront peut-être un peu plus modérés. Quoi que…. (mais j’ai un petit doute) Pour l'instant, nous allons aller dormir un peu, on en rediscutera plus tard ...
17h30, ayant couru droit en bas, sur le sentier à travers champs et forêt avec le sourire jusqu’aux oreilles, nous arrivons au parking de la poêle à frire, on l'on retrouve Yann et Laurie, il ne nous reste plus qu'à rejoindre l'autre parking (où nous avons laissé la voiture le matin même), à une petite heure de route de là.
La logique aurait voulu qu'à 19h on soit tous au lit, mais un petit plouf dans l'Ariège (très très froid) nous revigore tous, et nous passons la soirée autour d'un feu de camp au pied de la dent (qui s'appelle officiellement "Pic de Brasseil"), à parler, rire, s'amuser ... à refaire le monde quoi.
"La dent d’Orlu est un des sites majeurs des Pyrénées où les grimpeurs viennent tester leur résistance depuis longtemps. Déjà, en 1976 elle était citée dans le livre les 100 plus belles courses et randonnées dans les Pyrénées dirigé par Gaston Rebuffat. J'ai beaucoup apprécié évoluer dans cet environnement grandiose fait de granit où l'on se sent tout petit, remis à sa place par mère nature. Merci à tout le groupe pour cette cohésion d'équipe, qui a fait que je n'ai jamais douté de la réussite de l'itinéraire." Gaétan.
"Dix ans en arrière, l’année où j’étais membre du club, c’était un projet pour quelques-uns d’entre nous. Pour une personne qui avait uniquement quelques mois de pratique en escalade à l’époque, c’était un projet rêveur. Un projet qui au cours des années est tombé dans l’oubli total. Il n’a fallu qu’un texto bien placé pour raviver ce rêve et ça été l’étincelle qui a fait aligner toutes les étoiles, tant au niveau de l’organisation, qu’au niveau de la météo et des conditions, pour garantir cette belle réalisation." Jason.
"Un rêve oublié, oui, mais qui a repris consistance avec le récit de Yann et Laurie, suite à leur propre expérience... Alors en fait c'est possible!!! L'envie était revenue, associée aux encouragements de Damien au fil des mois suivants pour se préparer comme il se doit et profiter à fond de cette voie mythique à mes yeux... Le rêve est devenu réalité, et c'est maintenant pour moi un magnifique souvenir!!!" Pauline.
"Est-ce que ça en valait la peine ? Demain, nous regretterons peut-être les courbatures, les pieds qui font mal, le bout des doigts poli par ce granit, un joli coup de soleil pour certain, mais aujourd'hui, au sommet de la dent d'Orlu, avec ce groupe d'amis, soudé comme jamais, avec la satisfaction d'avoir réussi, de s'être dépassé, autant physiquement que mentalement et avec la journée derrière nous, oui, assurément, ça valait le coup." Damien.
Finalement, une simple citation, pour résumé notre longue journée, autant décourageante qu'inspirante : "Une fois au sommet, continu de monter, car tout reste à gravir."